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La pierre et le bois-3 : la mémoire

On ne peut donc pas opposer si facilement la pierre au bois comme le matériau qui dure au matériau qui passe. La diversité des cultures montre que, même dans des civilisations urbaines, anciennes ou récentes, le bois n’est pas “la pierre-en-moins-bien”.

Les premières cités où les bâtiments de pierre ont joué un rôle hiérarchique, manifestant le Pouvoir, à Uruk notamment, ne sont pas antérieures à 3000 AEC et “ont passé” comme les autres !

Si « le culte de la pierre » est longtemps une caractéristique de l’Europe méridionale et une trace de la romanité, cela se vérifie par l’ambiguïté même de cette trace, puisque la « ruine », concept européen par excellence, s’exhibe essentiellement dans la pierre. La pierre n’est donc peut-être pas tellement ce qui dure, que son symbole.

Acte 1. Culture du clou

Mais la pierre et le bois s’opposent souvent selon un autre paramètre : le déplacement. La pierre « cloue » l’édifice au sol presque toujours, et impose souvent des fondations dans le sol même. L’édifice de bois est fait d’éléments qui souvent se démontent. Quand il est en bambou, les nœuds de corde deviennent essentiels.

Fragment d’une copie du Code de Hammurabi, tracée dans l’argile avec des poinçons donnant une écriture ‘cunéiforme’. Musée du Louvre.

Les clous de métal (forgés ‘à la main’ avant 1800) existaient dans l’Antiquité – en tout cas dans l’Empire romain pour lequel l’archéologie nous renseigne.

Dans un carnet Hypothèses, on trouve un intéressant billet (de 2018) où un étudiant raconte l’état de sa recherche sur les ‘clous de chaussure’, en métal, d’époque romaine, clāvi.1 Il s’agit de clous sous la semelle de cuir, pour la renforcer – donc de clous de protection, comme ceux qu’on pouvait parfois utiliser pour renforcer des portes. Pas de clous pour assurer le maintien de parties conjuguées.

Dans les textes anciens, il n’est pas toujours facile de distinguer les clous de métal des chevilles de bois. Les deux mots latins, cuneus et clāvus ont des sens différents. Cuneus, celui dont on a fait l’adjectif ‘cunéiforme’ pour le tracé des caractères d’écriture du Croissant fertile, est un ‘coin’, une pièce angulaire, de bois ou de métal, avec laquelle on peut fendre une pièce de bois ou caler un meuble dont les pattes sont inégales.

Clāvus est une ‘cheville’ ou un ‘clou’. Le proverbe clāvō clāvus ējicitur ‘un clou chasse l’autre’ fait plutôt penser à des chevilles en bois !

Les clous plus récents ne sont devenus industriels et bon marché qu’au XIXe siècle. Leur emploi est devenu courant, et il en existe une grande variété.

Angle d’une maison ancienne à Rupa, pays des Shertukpen, Himalaya oriental.

Même dans la Rome antique, où l’on connaissait donc les clous de métal, on n’en utilisait pas pour réparer les constructions les plus anciennes2, parce qu’on pensait qu’il fallait conserver une sorte de ‘pureté’ à ces structures archaïques.

Et si l’on regarde plus large que les clous romains, qui conduisent à immobiliser les constructions de bois, et plus vaste que notre usage actuel, il faut constater que le clou n’est pas commun. Les pièces de bois, partout, étaient ajustées par des entailles savantes, comme on a pu le voir dans un billet précédent, consacré au Japon. C’était vrai aussi dans les régions rurales de moyenne montagne, dans l’Himalaya oriental.

La même maison que sur la photo précédente.

La photo ci-contre montre la partie centrale d’une ancienne maison Shertukpen, à Rupa3. On aperçoit, au-dessous, le soubassement en pierre et au-dessus le treillis qui fait la paroi du grenier. Mais la paroi de la partie habitée de la maison est faite de planches, dont les plus lourdes et longues, wowo, posées à l’horizontale viennent s’encastrer l’une dans l’autre aux angles, en traversant le montant vertical. Ces cadres de bois formés par l’encastrement des wowo sont deux : l’un en bas posé sur le soubassement de pierre, l’autre en haut soutenant le grenier. Entre les deux ‘cadres’ sont placées des petites planches verticales, buksing. Elle sont maintenues par des rainures creusées dans les wowo. Certaines de ces buksing laissent de petites ouvertures. La porte est conçue selon les mêmes principes.

L’assemblage ne comporte en principe aucun clou de métal. Seulement les glissières, tenons et mortaises de types divers, souvent astucieux, dont le principe se continuera dans les pièces ‘mâle’ et ‘femelle’ des prises électriques.

Nous avions grandi ensemble
marronnier
aujourd’hui silencieux souverain
qui portes ombre propice et n’en a pas souci.
4

La caravane humaine au Sahara du monde,
Par ce chemin des ans qui n’a pas de retour,
S’en va traînant le pied, brûlée aux feux du jour,
Et buvant sur ses bras la sueur qui l’inonde.
5

Ces constructions sans clous étaient ordinaires d’un bout à l’autre de l’Eurasie où le bois faisait charpente. Sans parler des vastes régions où l’habitat était fait ou reste fait de yourtes et de tentes de feutre.

Pourquoi ? Pour qu’on puisse démonter.

Des Kirghizes avec une yourte. Mission Chaffanjon. 1896.

En France, surtout depuis que la plupart d’entre nous logeons dans des maisons de pierre (ou de brique), nous avons tendance à penser que la résidence est gage de civilisation. Nous avons une adresse, indispensable pour la plupart des démarches.

Le nom de famille ‘Marseille’, 1966-1990.

Pourtant, en France 11 % de la population déménage chaque année, même si le taux de déplacement est fortement fonction de l’âge : entre 20 et 25 ans, 3 personnes sur 10 déménagent dans l’année ; le taux est autour de 10 % entre 40 et 45 ans, et continue de baisser tandis que l’âge augmente. Le taux le plus bas est vers 3 % à 75 ans, et il remonte ensuite avec le grand âge.6

D’autre part, la plupart des enfants grandis n’habite plus avec les parents, se disperse et réside souvent loin, comme la mobilité des noms de famille à travers un siècle contribue à le montrer7. A ce titre, nous sommes aussi des “déplacés”.

Quand nous devons déménager, nous apprenons à laisser là la pierre, à emporter le bois. Nous retrouvons, transformée, l’ancienne opposition de “la pierre au dehors, le bois au dedans”, illustrée dans le premier billet de cette série. Nous aussi, nous démontons parfois la demeure, comme le Mongol faisait de sa yourte !

Nous en retirons une certaine prudence à l’égard des génies du lieu. Souvent, nous conservons de notre enfance des images d’autant plus “habitées”, liées à des endroits, des paysages, qu’ensuite nous avons souvent déménagé ! Le cours de notre vie remodèle la notion d’habitat.

L’idée que nous conservons de la “patrie” est souvent devenue portative. Et les débats autour du “patrimoine” en sont d’autant plus intéressants.

NOTICES des images. Introduction. (1) Alain Schnapp, 2020, Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières, Ed. du Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, 729 p. Acte 1. (2) Fragment d’une copie du Code d’Hammurabi provenant de la bibliothèque du roi d’Assyrie, Assurbanipal, à Ninive, VIIe siècle AEC. Musée du Louvre AO 7757. Photo juin 2023. (3) Typologie de clous romains, empruntée au billet cité de Michel Ollitrault. Acte 2. (4) et (5) Photos prises à Rupa en janvier 2013. Acte 3. (6) La photo provient de Gallica : voir la notice ici. (7) La carte est fournie par le site filae.com, ici pour la période 1966-1990. Les ‘Marseille’ sont surtout dans les départements du Nord ! Ce qui illustre une caractéristique fondamentale (mais rarement aperçue) du nom propre et d’autres analogues. A savoir que si vous vous appelez ‘Marseille’ et que vous habitez Marseille, alors quoi ?

  1. L’auteur, Michel Ollitrault, qui était en train (2018) de rédiger un mémoire de Mastère sur le sujet, réussit à capter la curiosité. Il explique qu’on a retrouvé des milliers de ces clous. Il dit que dans un ancien camp romain en Ecosse, en 1961, on aurait retrouvé 750.000 clous de la fin du Ier siècle EC ! Je me suis permis de copier dans son billet (mais sans prétention scientifique de ma part) l’image ci-dessus. Le Mémoire a été soutenu en 2019, sous la direction de Fabien Colleoni. On peut le lire en allant le chercher ici (64 Mo). []
  2. Pline, Histoire naturelle, 36, 23, rapporte deux exemples de construction sine ferreo clavo, l’un à Cyzique, l’autre à Rome, le pont Sublicius que l’on a construit de cette façon par scrupule religieux. Ce pont, en aval de l’île Tibérine, a existé jusqu’au Ve siècle EC. []
  3. Voir Sherdukpen Rupa, from Village to Township, accessible sur Academia ou sur Hal-SHS. []
  4. Nicolas Bouvier, début du ‘Poème vert’, Cologny 1978, Le Dehors et le Dedans. Dans Nicolas Bouvier, Oeuvres, Ed. Gallimard, coll. Quarto, 2004, p. 860. []
  5. Théophile Gautier, 1838, La Comédie de la mort. Voir sur Gallica. []
  6. Source : Centre l’Observation de la Société. []
  7. Pour se documenter facilement (du moins sur la dispersion des descendants masculins), on peut utiliser le site www.filae.com qui documente, grâce aux archives de l’Etat civil, la dispersion des noms de familles en quatre périodes : 1891-1915, 1916-1940, 1941-1965, 1966-1990. Vous pouvez choisir un nom de famille, et voir dans quels départements il est attesté dans chacune des quatre périodes successives, pour en suivre la dispersion. Chacun peut choisir ses exemples. Je propose l’exemple du nom Hoarau, actuellement 189e par ordre de fréquence, originaire de La Réunion. Il apparaît faiblement dans la 1re période dans le Nord de la France, puis se répand peu à peu. La dispersion progressive d’un nom breton comme Morvan est également facile à suivre. Mais d’autres noms ont disparu : les Couperin, célèbres musiciens et compositeurs français des XVIIe et XVIIIe siècles, n’existent plus. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
François Jacquesson (30 juillet 2025). La pierre et le bois-3 : la mémoire. Caramel. Consulté le 19 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14g6f


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