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La Nature et les politiques

La Nature depuis longtemps est une histoire d’amour, souvent à l’eau de rose. On voit “la nature” à travers les joies du jardinage, les parfums de l’Orient, le rêve d’un passé si lointain que même l’arrosage se faisait tout seul.

Depuis plusieurs millénaires, les cités humaines, outre les palais du Centre ville, ont des ruelles fétides et des banlieues suspectes ; le prestige du jardin a encore monté d’un cran avec l’urbanisation et les maisons de campagne. Le jardin domestique la Nature. Au besoin, il la met sur votre balcon.

Cette rêverie parfumée oublie les moustiques, la malaria, la puanteur des marais, la menace constante des animaux qui se dévorent sans moralité. Bref, chacun essaie de manipuler la Nature. Dont nous faisons partie.

Pour François Fierobe

Sans vouloir entrer pour l’instant dans les débats sur ce qu’est, n’est pas, serait, a été, devrait être la Nature, il y a une évidence : on regarde la Nature d’un œil différent selon qu’on se met dedans ou non.

De nos jours en Occident, on voit beaucoup de gens déclarer qu’ils sont dedans. Ceux qui se déclarent antispécistes1 pensent qu’il y a un Droit des baleines, un sentiment des saumons. Il est clair qu’ils n’ont pas vraiment demandé l’avis des poissons, ni des baleines. Ou s’ils l’ont fait, le linguiste est intéressé.

La critique de cette captation de la Nature par une pensée morale, ne signifie pas qu’on doive tuer sans frémir les phoques à coups de massue. Le nombre croissant des riches (ou le prix décroissant de la main d’oeuvre, ou les deux) provoque un massacre plus ample de certains animaux convoités. Mais l’exploitation ciblée n’est pas nouvelle, car la propension des Chinois riches à se fournir en pangolins ne date pas du Covid, et la fatuité des chasseurs de tous les continents à tuer une proie pour le prestige ne semble pas du tout récente.

Acte 2. Le choix des bêtes

Orchidée noire.

L’homme n’est ni un ours ni un lion, ni une puce ou un hanneton. On constate que dans le très grand nombre d’animaux disponibles, il fait des choix très étroits, et ignore le plus souvent les autres. Mais il a pourtant, surtout depuis les récits des conteurs et des naturalistes, un regard plus attentif sur ces animaux que n’ont, semble-t-il, les animaux sur les hommes.

On constate par exemple que les animaux retenus dans les titres du Panchatantra indien, qui pourtant sont assez nombreux, sont tous proches (pour les conteurs et auditeurs de ce recueil, bien sûr) des activités humaines. Comment s’en étonner ?

Les animaux nommés dans les titres des chapitres du Panchatantra (trad. Lancereau) et leur nombre d’occurrences. Le tableau est commenté en note2

Les conteurs ou fabulistes qui prêtent une parole aux animaux, comme ici dans le Panchatantra, ou encore le Roman de Renart ou la Conférence des oiseaux, ou comme Kipling dans les Livres de la jungle, ont beaucoup fait pour donner aux humains une conscience de ce qui, dans le comportement des animaux, évoque certains traits de la vie humaine.

La littérature romanesque, quand les auteurs ont grandi dans des villages, a raconté elle aussi la vie rurale et la place qu’y ont les animaux. On pense à Louis Pergaud.

La façon la plus commune de se débarrasser ou d’atténuer une réduction trop flagrante de la Nature aux soucis des humains, est d’embrasser dans un amour très vaste, comme faisait l’abbé Pluche dans le Spectacle de la nature, le limaçon et les étoiles. Au XVIIIe siècle, on voit croître à la fois un regard plus sensible pour le “monde de la Nature” et une sensiblerie détachée des réalités de la vie paysanne.

Ce brusque saut depuis les animaux-qui-sont-nous, sculptés sur les marbres, modelés dans l’argile ou immolés dans les sacrifices, jusqu’à l’universalité du monde naturel, a quelque chose d’un peu embarrassant. On dirait que cet amour sert à faire des économies : on est passé d’un bond par dessus les difficultés d’une vraie curiosité.

Bien sûr, personne ne peut connaître tous les animaux du monde, ni même peut-être toutes les grenouilles !3 En tout cas, pas toutes les 25 000 espèces d’orchidées – dont quelques unes (honteusement choisies parmi les plus spectaculaires) ornent ce ‘caramel’. Et dont beaucoup sont maintenant des créations de jardiniers, car les orchidées donnent assez facilement des hybrides fertiles.

Pourtant, c’est donc ce XVIIIe siècle, en Europe, qui verra naître le projet prodigieux de connaître la Nature sérieusement, en dénombrant les espèces. Ce qui impliquait l’idée complexe qu’elles soient distinctes et qu’on puisse les identifier.

Là, la perception de ce qu’est la Nature change de forme, parce qu’il ne s’agit plus seulement de rapporter la Nature à son utilité pour les hommes ou à un symbole. Cela ne signifie pas qu’on cesse de l’admirer, car de l’admiration, il en faut beaucoup à ces savants qui vont explorer lentement la planète pour en rapporter leurs observations, puis comparer ces observations, et tenter de comprendre les raisons de ce fait étonnant : ce n’est pas pareil partout !

La “diversité” est devenu un concept politique, et réduit aux humains. Si les uns sont pour, les autres contre, c’est que le concept a été tellement vidé de son sens qu’on est pas étonné qu’il serve de jouet dangereux.

Un des premiers auteurs à rendre compte de la diversité naturelle est Buffon, dans les Époques de la Nature4, qui est une réflexion générale ajoutée en 1778 à sa grande Histoire naturelle. Buffon développe une idée qui est toujours la nôtre : l’état des choses actuelles est le résultat d’une histoire5, et la diversité des résultats locaux montre à la fois que chaque région a une histoire particulière, et que ces histoires se rapportent à une histoire générale.

La position de Buffon permet à la fois de comprendre le caractère particulier des situations locales, et le fait qu’elles s’expliquent dans un cadre plus vaste. On peut faire avec utilité, comme Etienne-Louis Geoffroy, 1764, une Histoire abrégée des insectes qui se trouvent aux environs de Paris, mais (c’est la suite du titre), dans laquelle ces animaux sont rangés suivant un ordre méthodique. Les recherches particulières nourrissent une recherche générale, et inversement. La difficulté est de maintenir l’option double. La recherche scientifique tient dans ce propos difficile.

Le transformisme, clé de la théorie moderne de l’évolution, vient un peu plus tard avec Lamarck, notamment avec sa Philosophie zoologique de 1809. C’est pourquoi c’est un bonheur (scientifique et pédestre, mais un bonheur quand même !) de parcourir au Jardin des plantes de Paris, l’allée qui mène de la statue de Buffon à celle de Lamarck.

Les théories de la Nature sont très souvent politiques. Mais les théories exploitant “la Nature” avec un agenda politique se reconnaissent au fait qu’elles sont vite lassées de s’occuper de la Nature, sinon en termes généraux et dramatiques.

On ne peut pas les passer toutes en revue, car elles aussi se transforment dans les détails selon les moments. Mais on peut donner une idée.

L’une développe l’adage indien de la Loi du poisson6, en posant comme “loi naturelle” que c’est l’anarchie, que le plus fort mange les autres, et qu’il vaut mieux être le plus fort. C’est une sorte de “réalisme de droite” : la Nature est présentée comme un modèle, triste certes mais réel, qui incite à valoriser ceux qui réussissent, seuls à même de protéger les autres, quand ça les arrange. La conclusion est une hostilité aux réglementations qui “entravent la libre entreprise”, laquelle est supposée mimer la loi de la jungle, la vraie loi. La force prime de droit.

Inversement, s’est développée une sorte de sensibilité à la Nature, où loin de devoir nous battre, nous sommes tous parents et gentils. L’antispécisme anglo-saxon est une version étendue de cette convivialité mondiale. On pourrait dire (au gré des modes du XXIe siècle) que c’est un “utilitarisme de gauche”. Cette solidarité générale possède un accent religieux, et étend la notion de fraternité (qui au départ renversait les “ordres” de la société d’Ancien régime) à des extrêmes insolites. Plus question d’enfermer un poisson rouge dans un bocal, ni de chasser les papillons.

Les deux “modèles” brossés à gros traits pour un lectorat français d’aujourd’hui ne prétendent pas faire un tableau politique ! Ils veulent seulement donner une idée de la facilité avec laquelle les discours sur la Nature peuvent la convoquer dans des sens et pour des morales différentes.

Conclusion

Les naturalistes, qui ont une vue plus ample sur “la Nature” que celle des fabulistes ou des jardiniers, même s’ils sont souvent les amis des uns et des autres, ne sont en revanche pas souvent contents d’être embrigadés sans qu’on leur demande leur avis.

Non pas parce qu’ils penseraient que “la Nature” c’est eux, mais au contraire parce qu’ils savent que la Nature, ce n’est pas eux.

La Nature ne ressemble pas spécialement aux humains, surtout aux humains qui veulent que la Nature leur ressemble.

Cela dit, nul ne peut nier les ravages que fait la voracité des hommes. À Singapour, où l’on avait décrit 226 orchidées différentes, 178 sont maintenant éteintes dans ce même pays.7

NOTICE sur les images. Toutes les images de ce caramel sont le résultat, souvent retouché, de photos prises aux Journées Orchidées du Jardin des plantes de Paris, fin février 2025.

REMARQUE. La difficulté était de trouver un chemin parmi les nombreux livres, films, émissions et entretiens, dont beaucoup sont excellents et beaucoup sont récents. Les naturalistes et les anthropologues sont parmi les meilleurs connaisseurs de ce faisceau de questions. Il ne s’agissait pas d’y ajouter, encore moins de discuter même seulement quelques uns de ces auteurs.

  1. Le mot perce en français en 2010. Il est d’origine anglo-saxonne. []
  2. Il serait plus rigoureux d’utiliser les mots sanskrits mais le constat serait le même. Tous ces animaux sont connus du public occidental, sauf peut-être l’ichneumon, ‘nakula’, qui est la mangouste, ennemie du serpent, et l’oiseau tittibha, ‘ṭiṭṭiba’, le jacana. Parfois des noms très génériques sont utilisés ‘oiseau’, ‘poisson’, et parfois des noms plus précis. []
  3. Si l’on y joint les crapauds, 3800 espèces environ. Il faut être un vrai spécialiste pour s’y retrouver. []
  4. Texte ici. []
  5. En son temps, la pensée de Buffon heurtait de front les créationnistes, encore nombreux aux Etats-Unis, qui pensent que Dieu a créé le monde en six jours. []
  6. Voir le caramel ‘Les gros poissons mangent les petits‘. []
  7. La source est Tim W. Yam, Jenny Chua, Felicia Tay & Peter Ang ; Conservation of the Native Orchids Through Seedling Culture and Reintroduction—A Singapore Experience ; The Botanical Review Volume 76, Number 2, 263-274, on line 2010/03/25 ; DOI: 10.1007/s12229-010-9050-z. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
François Jacquesson (22 février 2025). La Nature et les politiques. Caramel. Consulté le 26 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13cvr


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