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Stress, le mot et la chose

Dans une file d’attente, si vous dites que vous avez le temps, certains de vos voisins vous regardent comme un fossile, un fou prétentieux.

Gauguin, Arearea, détail.

On attend du travailleur normal qu’il soit “stressé” et lui-même hélas a bien souvent “intégré” ce qu’on attend de lui – au point qu’il le revendique, afin de passer pour sérieux.

Ceux qui échappent sont – non plus les sveltes philosophes, comme autrefois – mais les nababs ronds : bien plus hauts que l’agitation industrieuse, ces êtres invisibles qui, dans des villas de rêve, rêvent.

Halte ! Prenez le temps d’un caramel !

Gallicagramme n°1. Les mots ‘stress’ en bleu, et ‘stressé(es)’ en rouge, dans Le Monde entre 1950 et 2022.

Le mot stress apparaît lentement au long des années 1970 et 1980. Il monte en puissance au cours des années 1990 et 2000, pour atteindre un pic vers 2010, quand on commence, dans la presse et les hebdos, à l’identifier comme une maladie (voir plus loin), et quand le mot stressé est d’usage courant.

Le mot est américain ; stress en anglais est un ‘accent’, surtout un accent tonique, marquant un effort. Mais rassurons-nous, les anglophones nous l’ont kleptomanié car on trouve en ancien français le mot estrecier ‘resserrer, rétrécir’1, lequel provient du latin strictus ! Le stress est constrictor, comme le boa.

Si nous pouvions gagner un billet d’entrée aux Kew Gardens à chaque fois que les Anglais nous ont volé un mot, nous passerions notre vie sous des arbres magnifiques. Bon, d’accord, ce billet de Caramel montre avec ce stress qu’on leur a repris. Pour le meilleur et pour le pire.

Acte 2. Enfances du stress

Le mot désigne d’une façon nouvelle l’effet de la course à la productivité que Chaplin moquait déjà dans Les Temps modernes, en 1936. Les historiens ont souvent évoqué la création-miroir du travailleur stakhanoviste en URSS et du travailleur fordien aux E.U.

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Image de propagande montrant le grand Stakhanov au boulot, devant un disciple.

Le mythe stakhanoviste se crée en 1935, quand le Parti communiste en URSS accrédite le bruit selon lequel le mineur Alekseï Grigorievitch Stakhanov (1906-1977) aurait produit 14 fois le quota demandé de charbon. Le Plan exigeait le quota, mais répandre l’exploit comme un modèle montrait aux ouvriers leur médiocrité coupable.

Les Plans étaient en papier, mais permettaient de mettre en difficulté les travailleurs. Comme les résultats étaient inférieurs aux prévisions, les Autorités haussaient les normes, ce qui baissait les salaires. En 1962, sous Khrouchtchev, il semble qu’une hausse des prix a eu lieu en même temps que la révision à la hausse des normes de travail. La révolte de l’usine de Novotcherkassk est immédiatement réprimée : 29 morts. Les manifestations reprennent le lendemain, la police arrête 116 personnes, le tribunal en juge 14 et sept sont condamnées à mort et exécutées aussitôt. Censure : les Russes n’apprendront toute l’histoire qu’en 1992, après la Glasnost. Andreï Kontchalovski sort en 2020 son film Chers camarades !

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F. W. Taylor

Aux États-Unis, la forme est différente. Frederick W. Taylor (d’où le mot taylorisme) publie dès 1911 ses Principles of Scientific Management, où la segmentation des tâches n’ignore pas la nécessité de motiver la main d’œuvre. Aux États-Unis, où la Constitution vous protège contre l’État, il est maladroit d’invoquer l’État comme une cause noble. Il vaut mieux “personnaliser”.

Taylor avait saisi que les corporations, même pourvues d’une discipline, étaient un obstacle à l’emploi d’une main d’œuvre qui devait s’adapter aux tâches prévues par d’autres, et non plus aux traditions des métiers. La perte d’indépendance de l’ouvrier, qui ne fait plus que ce que la machine ne peut pas encore faire, entraînera plus tard des protestations actives ou un absentéisme passif, contre quoi les entrepreneurs tayloristes cherchent des ripostes.

Il y a eu aux E.U. des grèves dès avant 1911, d’où les réflexions de Taylor. Celle des Vingt mille femmes des usines de confection de New York, dans l’hiver 1909-1910, est restée célèbre. Toujours à New York et en 1911, l’incendie accidentel d’une autre usine textile dans les étages du Asch Building, où travaillaient des immigrées misérables (surtout italiennes et juives d’Europe orientale), fait 146 mortes. Certaines issues étaient fermées pour mieux contrôler les ouvrières. A la suite de quoi vinrent des normes de sécurité.

Quand F. D. Roosevelt, dans le cadre de son New Deal en 1933, autorise les syndicats, une partie du patronat crie qu’il est vendu aux communistes. On voit bien qu’ils ignorent tout du communisme d’Etat.

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Certains grands entrepreneurs depuis longtemps avaient anticipé ces troubles, sur un mode souvent dit “paternaliste”, en composant les aspects personnels (le travailleur et sa famille) et sociaux (le travailleur dans l’entreprise). Par exemple la cité ouvrière Michelin à Clermont-Ferrand, la cité ouvrière Menier à Noisiel, la cité ouvrière Dollfus à Mulhouse ; ou l’initiative plus ancienne des “Jardins familiaux”. Le travail est dur, mais perçu comme un affermissement de l’individu, un accès à l’autonomie personnelle, et une possibilité de progrès pour la génération des enfants.

L’employeur comprend que le travailleur doit être “motivé”, pour qu’il aille travailler, pour ainsi dire, de lui-même.

Le mot de motif, que nous connaissions jusqu’alors plutôt sous un jour négatif dans l’ordre de la justification (“Vous étiez absent ! Avez-vous un motif ?”), se retourne comme une crêpe et devient théoriquement positif : vous êtes motivé (“Je veux travailler, je suis motivé !”). Bien sûr c’est parfois vrai, mais quand c’est vraiment vrai, le mot de ‘motivé’ est un peu étrange ; il a une nette connotation de “relation avec l’employeur”.

Gallicagramme n°2. ‘Lettre de motivation’ dans les mêmes conditions.

S’ouvre alors l’ère des “lettres de motivation”, technique qu’on n’ose pas dire rusée, disons roublarde. Elle s’étend maintenant aux candidats au Baccalauréat dans le cadre automatisé de Parcours Sup – même si le bruit a vite couru que personne n’a le temps de les lire.

De toute façon, on vendait des manuels pour en fabriquer. C’est encore plus facile avec l’IA, qui semble faite sur mesure pour se substituer à la part d’imagination qu’on concédait à la Masse. Je viens de voir les documents en ligne vantant ChatGPT, en anglais : Trusted by millions. On comprend que plus personne ne lise les lettres de motivation.

Acte 4. Avec le stress

Les médecins connaissent les maux liés à des professions de plus en plus nombreuses. La réglementation actuelle distingue les accidents du travail, qui sont ponctuels, et les maladies professionnelles. La législation sur les maladies professionnelles, dont il existe un tableau plein d’intérêt2 ignore les troubles que nous réunissons sous le nom de ‘stress’.

Voici le paragraphe de l’INRS3 introduisant la notion de ‘stress au travail‘ :

On parle de stress au travail quand une personne ressent un déséquilibre entre ce qu’on lui demande de faire dans le cadre professionnel et les ressources dont elle dispose pour y répondre. Les situations stressantes qui s’installent dans la durée ont toujours un coût pour la santé des individus qui les subissent. Elles ont également des répercussions négatives sur le fonctionnement des entreprises (turnover, journées de travail perdues, perte de qualité de la production, démotivation…). La démarche de prévention collective consiste à réduire les sources de stress dans l’entreprise en agissant directement sur l’organisation, les conditions de travail, les relations sociales…

La description du problème est celle d’une discordance entre la demande et l’offre. La tâche demandée et les ressources de la personne sont déséquilibrées, et ce déséquilibre est présenté sur le mode du “ressenti”. Or, c’est une technique fréquente des employeurs que de demander un peu trop, afin de rendre l’employé vulnérable.

Il existe heureusement des entreprises, en général petites ou moyennes, où l’on souhaite que l’employé soit mieux qu’un employé, et où il prenne vraiment plaisir au moins à une partie de son travail. D’autres entreprises cherchent à imiter cette situation au moyen de verbiage administratif.

Quant à la présentation de l’INRS, elle n’est pas nécessairement cynique, mais il est clair qu’il incombe à l’employé de faire la preuve du stress. C’est pourquoi les médecins jouent un rôle important, puisqu’ils sont souvent le seul rempart de l’employé stressé. Ajoutons que la présentation ci-dessus envisage les conséquences fâcheuses à la fois pour la personne et finalement pour l’entreprise, en avertissant que si les employés vont mal, l’entreprise ne s’en porte pas mieux. Cela n’a pas empêché de tristement célèbres séries de suicides4.

Gallicagramme n°3. Le mot ‘harcèlement’, dans la même source.

Les trois gallicagrammes pour ‘stress’, ‘lettre de motivation’ et ‘harcèlement’ sont remarquablement analogues. Cela ne suffit pas à prouver qu’ils dessinent le même phénomène. Pourquoi ?

D’abord à cause des limites de la source. Même si les trois graphes ont été produit dans les mêmes conditions, sur la même chronologie, et avec la même source (les archives du Monde), cela ne suffit pas à une enquête de sociologie lexicale. Le Monde est un journal particulier, comme tous les autres le seraient avec d’autres biais, et une étude véritable devrait recouper ces enquêtes avec ce qu’offrent d’autres sources. Mais ce quotidien est le seul, jusqu’à présent, à donner accès à ses archives récentes de cette façon.

Ensuite, et c’est plus intéressant parce que moins évident, le déploiement de ces trois mots (‘lettre de motivation’ est un quasi-mot) n’est pas isolé. D’autres mots se sont déployés en même temps. Cela ne détruit pas l’intérêt du parallèle, mais cela permet de le situer autrement.

Gallicagramme n°4. Le mot ‘skateboard’ dans les mêmes conditions.

Pour skateboard, on notera qu’il y a 4 zéros à la clé, à gauche, ce qui indique que dans Le Monde le mot est rare, et c’est pourquoi les zones d’incertitude qui cernent le tracé sont plus importantes. Il y a 3 zéros pour lettre de motivation, et seulement 2 zéros pour stress et harcèlement, ce qui signifie que ces deux termes sont dans ce cadre 100 fois plus fréquents que skateboard – ce qui n’est pas dépourvu de sens.

L’exemple de skateboard ne disqualifie pas le rapprochement des trois graphes précédents. Le fait qu’apparaissent en même temps toute une série de mots nouveaux marque un phénomène profond, lié à ce que nous appelons la “mondialisation”. A l’intérieur de ce vaste glissement, qui bien sûr n’est pas sans lien avec une nouvelle organisation du travail, il importe de reconnaître les formulations qui marquent des maux nouveaux.

Conclusion

Nos rapprochements entre stress et harcèlement, ou avec celui de lettre de motivation sont significatifs d’une transformation du travail et de la santé. La “mobilité” exaltée par beaucoup d’employeurs, et relayée par les opérateurs téléphoniques ! dissout le monde des métiers au profit d’un monde des employés.

Les mots nouveaux dans l’usage commun sont seulement des signes – car il y a des développements pour lesquels nous n’avons pas de mots, et qui pourtant existent. Inversement il existe des nouveautés lexicales isolées liées à des effets publicitaires. Il serait naïf de croire qu’il y a des mots pour tout !

Toutefois, les trois termes que nous venons d’étudier n’ont guère de fonction publicitaire… Leur développement en phase permet de mieux cerner, avec des mots, un phénomène profond.

  1. Voir le dictionnaire de Godefroy à ce mot. []
  2. Mis à jour en août 2023. []
  3. l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) est soumis au contrôle financier de l’État. Financé par la Sécurité sociale – Assurance maladie / Risques professionnels, son budget de 88 millions d’euros en 2024 provient du fonds national de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. Il est alimenté par les cotisations AT/MP des entreprises qui cotisent au régime général de la Sécurité sociale. []
  4. Le problème est abordé dans une page de l’INRS, ici. L’affaire des nombreux suicides à France-Telecom (13 suicidés en 2008, 19 en 2009, la personne qui s’est immolée par le feu en 2011 en laissant des explications) ont laissé une trace durable. Voir aussi la page de Santé publique France. Un article (2019) de France-Info essaie de faire un point. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
François Jacquesson (14 décembre 2024). Stress, le mot et la chose. Caramel. Consulté le 14 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12xd9


Une réflexion sur « Stress, le mot et la chose »

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