Le portrait et la méduse

Avec une amie, nous discutions de la réticence fréquente à ce qu’on fasse votre portrait, en peinture, en photo. La discussion était partie d’un peintre d’origine bretonne, Mathurin Méheut, dont beaucoup de dessins ou de peintures sont exposées au Musée qui porte son nom à Lamballe. Un autre ami avait fait remarquer qu’il dessinait souvent les gens de dos.

La première amie : « Il dessine des travailleurs, et des Bretons. Double raison de ne pas trop aimer se faire tirer le portrait. »

Comme j’insistais pour savoir ce qui, à son avis, motivait cette méfiance, elle a ajouté : « d’être pris pour une chose. »

C’était étrange. On pourrait soutenir qu’au contraire, le fait qu’on fasse votre portrait montre qu’on vous prend pour quelqu’un. Que voulait-elle dire ?

Acte 1. La pose est partie

On pourrait mener cette histoire avec de grandes idées, évoquer le droit à son image, à la protection de l’espace privé – un des grands soucis d’une partie de nos contemporains – ou inversement la passion de se prendre en photo, de la part souvent des mêmes gens.

Pourtant, au travers des discours, si l’on essaie de voir les résultats, on constate que les photos affichées chez soi sont toujours les mêmes. Peut-être moins sur le buffet (depuis Pétain ou le Général de Gaulle) ou la table de nuit depuis qu’on y met le téléphone, plus sur le frigo, accrochées dans le miroir quand le miroir a ce qu’il faut, sur des étagères. Très souvent : les enfants, les conjoints, la famille proche, quelques amis entrés dans le cercle intime, avec la frange des secrets intimes qui au contraire ne sont pas exposés.

Cela n’a pas beaucoup changé… Il y a sans doute un peu moins d’ancêtres, un peu plus d’enfants. Peut-être parce que les enfants sont devenus plus rares que les ancêtres.

Ces gens qu’on voit sur les étagères sont pris en photos, souvent, de face et souriants. Ils sont parfois mal-à-l’aise, même si la durée de pose n’existe plus : ils font un peu les pitres. C’est surtout cela, qui a changé. Le portrait est resté une étrangeté, finalement. Pas agressif quand on est entre soi, mais un peu bizarre, décalé. Décalé, oui – c’est ça, le portrait.

Acte 2. Méheut

Mathurin était un grand dessinateur : trait vif, juste l’épaisseur qu’il faut, une saisie d’esquisse. Ce sont sans doute ces croquis, souvent sur le vif, documentaires, dont il faisait des quantités, même dans les lettres qu’il envoyait, qui nous séduisent maintenant, plutôt que ses vastes décors pour les paquebots (qui l’ont nourri), ou son Parthénon mal vieilli.

Est-ce ce goût du croquis vivace, sur le vif, qui explique qu’il n’ait pas voulu gêner les gens qu’il voulait dessiner ? Et qu’il ne les ait que rarement dessinés à découvert, de face ? C’est très possible.

Si vous photographiez ou peignez les gens en Europe occidentale, hier ou aujourd’hui, vous savez qu’ils vont subtilement changer – sauf les professionnels. Et pour la plupart, le changement ne sera pas subtil du tout ! Ils vont faire des grimaces comme s’ils étaient devant un miroir.

Autrefois, ils se faisaient beau. Ils se recoiffaient, se poudraient, ôtaient leurs lunettes, vérifiaient qu’ils avaient bonne allure, se tenaient droit et sérieux. Aujourd’hui c’est plutôt l’inverse : afin de déjouer le mystère continué de l’image de soi, ils essaient de n’être pas vraiment eux. Ils ne veulent pas apparaître figés, mais vivants, et ils ajoutent donc un mouvement excessif. Ce n’est pas du tout naturel ; c’est un procédé magique de conjuration.

Il est donc préférable qu’ils ne vous voient pas venir ; mais il y a des exceptions. Ainsi, quand l’ouvrier est seul : le potier, la couturière, le marin parfois, et d’autres, parce qu’ils estiment que c’est leur métier qu’on veut comprendre ou honorer. Si la profession est publique, au sens de l’enseignant ou du médecin, le portrait redevient parfois gênant, parce qu’on aura voulu saisir un échange entre des tiers : le photographe se pose en voyeur.

C’est du moins ce qu’on fait croire. Ou bien il faut prendre “voyeur” au sens propre : le photographe ne croit que ce qu’il voit.

Mathurin Méheut (1882-1958) est contemporain de la photographie et du cinéma.

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Quant au portrait d’acteur, il n’est pas d’aujourd’hui. En France, c’est un genre à la mode depuis la fin du XVIII^e siècle, et auquel des studios de photographie spécialisés comme Harcourt, après Nadar, ont donné une vogue durable.¹. Le portrait de face y a fait de grands progrès et, d’une certaine façon, y a gagné sa noblesse.

Acte 3. Le complexe de Méduse

Cousines de la Chimère et de l’Hydre, il existait, dit-on, trois gorgones. L’une d’elles s’appelle Méduse. Les mortels qui croisent son regard sont changés en pierre. Le héros Persée parvient à la tuer sans la regarder : il l’attrape par les cheveux et lui tranche le cou. Le « masque de Méduse » est accroché partout, comme talisman protecteur. C’est pourquoi le visage de Méduse, toujours de face avec des yeux énormes, se retrouve sur des boucliers, celui d’Agamemnon dans l’Iliade (XI, 32-40).

Le récit d’Ovide dit qu’Apollon viole la jeune Méduse dans un temple d’Athéna. Celle-ci, au lieu de s’en prendre à Apollon², s’en prend à Méduse et la transforme en gorgone : ses cheveux, dont elle était si fière, deviennent un nid de serpents, ses yeux enflent et se mettent à pétrifier ceux qui les voient. On ne peut plus l’approcher – sinon aveugle, peut-être. Ou grâce à une ruse, comme Persée qui se guide, dans la grotte où dorment les gorgones, grâce au reflet imparfait que lui donne d’elles son bouclier.

En route et dans les champs
Se profilaient, épars, des hommes et des bêtes
Pétrifiés à la vue de Méduse. Au miroir
Du bouclier d’airain qu’il tenait en main gauche
Il put voir sa laideur (…)³

Ce type de récit a produit un flot de commentaires modernes⁴. La magie, le miroir, le meurtre, le danger, la féminité ; chaque culture y trouve son bien, ou l’écho de son mal.

Acte 4. L’acte de regarder

Le plus clair, est que Méduse agit malgré elle par son regard fixe.

Le Conformiste, de Bernardo Bertolucci en 1970, n’est certes pas le seul film où les regards jouent un rôle essentiel. La liste serait si longue. Le film commence avec un homme allongé qui attend. Exactement comme au début, dans Le Samouraï de Melville, avec Alain Delon, en 1967.

Tout ça, ces regards, c’est du cinéma.

NOTICES des images. Introduction. (1) Mathurin Méheut, 1932, ‘En route vers les Stes Maries ?’, lettre. Musée Mathurin Méheut, Lamballe. Acte 1. (2) Mathurin Méheut, ‘Le Pardon de Penhors’, gouache, dans une vente, ici. Acte 2. (3) Mathurin Méheut, ‘Saint-Nicodème. Buvette sous les arbres’, mine de plomb et crayon gras sur papier, Musée Mathurin Méheut, Lamballe. (4) Antonin Artaud. La photo vient d’ici. (5) Mathurin Méheut, dessin. Musée de Lamballe. (6) Nadar. Le portrait, recoupé, vient d’ici. Acte 3. (7) Robert Hossein dans le rôle de Kürten, dans son propre film, Le Vampire de Düsseldorf, 1965, 21’56”. (8) La photo du vase du Louvre provient d’ici. Acte 4. (9) Bernardo Bertolucci, 1970, Le Conformiste, Dominique Sanda joue Anna Quadri, 67’51”. (10) Même film, 84’32”. (11) Même film, 32’42”. (12) Jean-Pierre Melville, 1967, Le Samouraï, avec Alain Delon jouant Jef Costello, 03’30”.

1. Voir le billet ‘Les portraits dits ‘d’acteurs dans leur rôle’, sur le Carnet Ad vivum. L’estampe et le dessin ancien à la BNF, sur la plate-forme Hypotheses. [↩]
2. On retrouve ici ce que nous avons décrit à propos de Callisto. On ne s’en prend pas au coupable, mais à la victime. [↩]
3. Ovide, Métamorphoses IV, 779-783. Trad. Olivier Sers. passimque per agros / perque vias vidisse hominum simulacra ferarumque / in silicem ex ipsis visa conversa Medusa, / se tamen horrendae clipei, quod laeva gerebat, / aere repercusso formam aspexisse Medusae. [↩]
4. Où les idées de Freud et de Ferenczi, en 1922-23, ne sont sans doute pas les plus amusantes. [↩]

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