Les temps où nous vivons !

Après les Jeux, grâce à deux écrivains, l’un romancier-mémorialiste, l’autre anthropologue, enfin avec quelques plantes et quelques papillons, nous allons constater que le présent ne parvient pas à se défaire du passé.

Ou bien ce sont les mots ‘présent’ et ‘passé’ qui ne conviennent pas bien.

Les humains (peut-être pas eux seuls) vivent dans plusieurs sortes de temps à la fois. Faut-il apprendre à les conjuguer ? C’est comme pour les langues qu’on parle : cela se fait tout seul.

Temps 1. Olympie

En attendant les Jeux paralympiques, dont la création remonte à 1960 et dont l’épreuve la plus suivie, le ‘100 m fauteuil’, date de 1968, les Jeux olympiques qui viennent de se tenir à Paris et dans plusieurs sites en France sont l’exemple d’une « tradition à ressort ».

Chaque nouvel épisode, tous les quatre ans, est l’occasion d’évoquer certains des épisodes antérieurs dont le site est parfois repris (Tokyo 2020/21 (aussi en 1964), Rio 2016, Londres 2012 (aussi en 1948 et 1908), Pékin 2008 etc.), et bien sûr l’épisode fondateur des Jeux d’Athènes en 1896. Le nom et l’œuvre de Pierre de Coubertin sont régulièrement revitalisés ou re-critiqués à cette occasion.

 Ces « premiers Jeux olympiques » se voulaient à leur tour une reprise modernisée des Jeux d’Olympie, dont la date initiale n’est pas connue (VIII^e siècle AEC ?)¹, mais qui se sont « interrompus » en 393 semble-t-il, l’empereur chrétien Théodose souhaitant faire cesser ces rites païens.

Le « label unique », Jeux olympiques, dissimule bien entendu des disparités très importantes, dans les épreuves homologuées comme dans tout le reste. Comme pour tant de remakes, on peut disserter sur la fidélité et le mensonge.

*

Qui peut se souvenir d’Olympie ? Le site actuel, en Grèce, est une sorte de parc, après le parking. Certains des édifices ruinés ont été partiellement remontés sur trois colonnes jusqu’à l’architrave, comme on fait pour montrer la hauteur du monument ancien, et suggérer son volume. Dans l’Antiquité, tous ces bâtiments ont connu des reconstructions, et il faut beaucoup d’ingéniosité instruite, aujourd’hui, pour reconnaître une sorte de périodisation des efforts successifs. Dans ce que les fouilleurs enthousiastes du XIX^e siècle appelaient ‘l’Atelier de Phidias’, on voit surtout les restes d’une église byzantine.

Le temple de Zeus a été plusieurs fois démonté (une fois par Phidias lui-même) ou détruit, notamment par les tremblements de terre, puis « retrouvé », sur le site d’Olympie, elle-même « retrouvée » sous la couche d’alluvions de l’Alphée. Une équipe française, en 1829, a pu identifier la ville grâce à l’illustration d’un morceau de ruine romaine dans un ouvrage anglais².

On ne manque jamais de dire que ce temple de Zeus contenait la Statue chryséléphantine parce que ce nom sans doute rend muet. Ce qu’on voit surtout, c’est qu’il a été construit avec un calcaire coquillier étonnant (ci-contre)³, qui était autrefois recouvert d’un stuc.

Le 5e jour des Jeux d’Olympie, les premiers de chaque épreuve venaient recevoir la couronne d’olivier au temple de Zeus.

A propos des fossiles, on reste stupéfait (aujourd’hui) que l’intuition de Léonard de Vinci n’ait pas été suivie, et qu’il ait fallu attendre Sténon (XVII^e siècle) pour comprendre que ces coquillages minéralisés avaient vraiment été des coquillages vivants – des millions d’années auparavant.

Temps 2. François Sureau et Teinopalpus imperialis Hope

Cet écrivain né en 1957, à l’œuvre considérable, entré à l’Académie française en 2020, vient de publier S’en aller. Ses deux précédents livres sont Un an dans la forêt (2022), un petit livre, et L’Or du temps (2020), un gros livre. Le livre récent évoque souvent des aspects de sa vie, ce que notre auteur fait avec plaisir⁴. Il a d’ailleurs su ne pas se flatter, comme dans ce livre unique en son genre qu’est Le Chemin des morts (2013). Dans S’en aller, il raconte surtout la vie des autres⁵, dont beaucoup sont inconnus ou à moitié inconnus – même si cette expression paraît impossible.

On ne tarde pas (p. 53), dans un passage où il évoque une galerie de personnages célèbres à le trouver avec Bergson et Proust, [convaincu par] la fécondation du présent par la mémoire. Et cinq lignes plus loin : 1900 est un grand moment de départ – mais le mot ‘départ’ ramène au titre du livre. Il évoque par deux fois un papillon qui vole de l’Himalaya à l’Asie du Sud-est, et en Assam (p. 133-135).

Ces papillons de Corse⁶ ou de l’Himalaya, je suis heureux de les avoir chassés et, dans cette chasse, de m’être rendu attentif à cette nature qui est indifférente à l’homme ; pénétrant par effraction, le regard rivé à un buisson, à une plante-hôte, dans un univers qui, s’il avait un commencement, me semblait ne pas avoir de fin. Ainsi pouvais-je au sens propre tenir l’histoire en lisière.

Dans sa première mention du Teinopalpus, p. 13, notre auteur avait écrit :

Je ne retournerai sans doute jamais à Darjeeling, où j’aurais aimé voir le Teinopalpus imperialis de Hope, version archaïque de notre machaon des campagnes.

Et quelques lignes plus bas :

Le passé n’avait pour moi aucun caractère d’éternité. Il était aussi imprévisible que le présent, aussi mobile, aussi inattendu que l’avenir. Il échappait à l’illusion du temps.⁷

Temps 3. Françoise Héritier et l’anthropologie

Dans les mêmes journées, j’ai ouvert Les Deux Sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, de Françoise Héritier (1994). L’autrice met en évidence l’intérêt de la recherche réciproque du passé et du présent, de l’ici⁸ et de l’ailleurs. Voici deux extraits du début (p. 15 et p. 27) :

(…) il n’y a pas de rupture fondamentale entre la façon dont nos sociétés ont traité le problème [de l’inceste], y compris légalement, et la manière dont les sociétés dites primitives s’y sont prises (…) ce qui atteste l’universalité du fonctionnement de l’esprit humain dans les mêmes situations. Tout se passe comme si l’observation des sociétés dites primitives nous permettait de comprendre la nôtre et, inversement, comme si l’ignorance de la nôtre nous empêchait de comprendre les sociétés primitives.

Si, comme je le postule, l’humanité actuelle est toujours confrontée aux mêmes données biologiques et aux mêmes problèmes de conceptualisation que ses ancêtres les plus lointains, alors nous devons trouver trace, dans les textes de l’Antiquité, de ces phénomènes qui intriguent les ethnologues sur le terrain et qu’en temps ordinaire nous ne savons pas débusquer et comprendre dans nos propres sociétés, tapis qu’ils sont au plus profond du creuset qui moule nos représentations.

Dans quels temps vivons-nous ?

L’insistance à nous persuader que les faits de ces derniers jours, ou dernières heures, sont les plus importants (parmi ceux du moins qu’on nous a fait connaître !) veut nous faire oublier que nous vivons en plusieurs temps.

Il suffit d’un brin de bon sens, ou même de distraction ou de poésie vagabonde, pour que nous nous rendions compte que nous n’appartenons pas tant que cela à ce qu’on vient de nous raconter, ou à ce “présent” ostentatoire et jaloux !

Temps 4. Voyage au grenier

Dans le Parc floral au bord du Bois de Vincennes, le visiteur attentif se trouve d’abord en face d’un rond-point fait de rochers et de végétaux (ci-dessus), que l’ordonnateur du Parc a conçu comme le début d’un parcours de l’évolution des espèces végétales. On y trouve donc des prêles et des fougères – et dans des serres plus loin on trouvera des Cycas.

Remarquez que quand les Cycas apparaissent sur la Terre, les calcaires dont on fera tant de bâtiments de Paris sont encore bien loin d’être formés.

Les premières fougères apparaissent vers la fin du Dévonien, à plus de 350 millions d’années de chez nous. Mais c’est vers la fin du bien-nommé Carbonifère, à 300 millions, qu’elles font la joie de grandes forêts prospères, comme on le voit souvent dans les houilles. Quant aux Cycas, souvent présentés comme des plantes archaïques des pays chauds, on les voit montrer leur nez au début du Tertiaire, à 65 millions d’années.

Revenons maintenant sur Teinopalpus imperialis, que François Sureau voit comme une version archaïque de notre Machaon des campagnes. Cet animal rarement visible, décrit par Hope en 1843⁹, vit dans l’Est himalayen et jusqu’en Birmanie. Plus à l’est, dans le sud de la Chine, vit Teinopalpus aureus Mell 1923.

Temps 5. Un bouquet

Les premiers papillons (pas les Teinopalpus ni les Machaons !) apparaissent, d’après les découvertes fossiles dans les charbons ou l’ambre, à 190 millions d’années d’ici-même, AVANT la grande diffusion des plantes à fleurs. On y trouve de bizarres Zeugloptères. Il en existe encore, ce sont de tout petits papillons souvent brillants avec de longues antennes, qu’on prendrait pour des mites, s’ils n’étaient si mignons.

Avec la diffusion de très nombreuses espèces de plantes à fleur (peut-être entre 130 et 90 millions d’années), les papillons se diversifient aussi. La plupart des trouvailles fossiles (qu’on ne peut pas toujours rapporter à des espèces connues aujourd’hui – mais parfois si) datent de l’Eocène, entre 50 et 35 millions d’années avant Caramel. C’était au temps de la formation, par dépôt au fond du grand lac parisien, des coquilles qui, ensuite comprimées sous le buvard des couches suivantes, ont formé les calcaires du Lutétien, essentiels au sous-sol parisien. Comme il n’était pas loin sous le sol, ce Lutétien, on a creusé dedans depuis le temps des Romains (les arènes de Lutèce sont d’anciennes carrières) et c’est pourquoi Paris s’est fait avec tant de pierres et si peu de briques.

Revenons à nos papillons. Pour retracer la phylogénie des papillons où l’on regroupe Machaon, Teinopalpus et beaucoup d’autres, c’est plus compliqué, et les papillons ne font pas beaucoup d’efforts pour nous aider¹⁰. Evidemment, il est tentant de supposer que Teinopalpus, papillon rare, mouvant et surtout himalayen est une forme archaïque de nos Machaons, mais ce n’est pas sûr. Comme François Sureau va évoquer Darjeeling et nous retracer l’histoire d’Alexandre Csoma de Kőrös¹¹, il est familier et sans doute peu dupe des quêtes passionnées des origines.¹²

Conclusion

Ainsi, on a beau se tenir aux choses qu’on aime, ou qui nous passionnent, il n’est pas si facile de rester confiné ! On trouve toujours sur sa route, extérieure ou intérieure, dans les heureux ou malheureux spectacles du monde ou dans ses souvenirs bien à soi (qu’il n’est pas toujours si facile de distinguer des spectacles), des quantités stupéfiantes d’appels du passé, dont parfois le présent ne paraît qu’un masque.

Bien loin de former des masses accrochées en grappes, ces appels s’entendent de loin en loin, parfois plus vite ou plus fort comme un grésillement radio plus net, au travers de quantités de tas d’autres choses. Le passé n’est ni une relique, ni une maison, ni un empire. Il semble être au contraire ce qui nous déterre de notre empire !

NOTICES des images. (1) Macro-photo d’un calcaire à cérithes du Lutétien supérieur (env. 42 millions d’années) à Montmartre. Quand vous descendez la rue du Chevalier de La Barre, en bas de l’escalier vous tombez sur la rue Lamarck. Le mur qui fait l’angle en tournant à droite comporte plusieurs pierres magnifiques. Le renseignement vient de D. Huyghe, D. Obert, M. Steinberg et J.-C. Dartigues, 2021, Balade géologique à Paris 18e, Biotope Editions, p. 15, et la photo de leur couverture a été prise à cet endroit. La photo ici est la mienne, août 2024. La largeur réelle de l’empreinte fossile est de 2 ou 3 mm. Un cérithe est, disent les savants, un gastéropode marin à coquille ‘turriculée’ ; mais l’idée de Tour de Babel m’est venue avant que je ne découvre cet adjectif, turriculé. J’étais accroupi devant le muret, rue Lamarck, et les touristes du trottoir s’écartaient respectueusement. (2) La photo vient d’ici. (3) Olympie. Photo des fouilles allemandes au temple de Zeus, à Olympie, 1875-76. Mon image provient d’ici, mais je l’ai un peu recoupée. (4) Je suis intrigué par ce type de calcaire, mais n’ai pas réussi ces derniers jours à trouver un document qui situe l’âge géologique du gisement de Louvro, d’où proviennent les pierres. Voir la note 3. L’image provient d’ici (elle ne se trouve pas dans la plupart des articles homologues dans d’autres langues). (5) Le papillon Teinopalpus (l’une ou l’autre espèce) est assez rare dans les collections, mais il se trouve. Il existe quelques photos sur le vif sur la toile. Celle-ci vient d’ici. (6), (9) et (11) viennent de mes misérables collections. (7) Françoise Héritier, 1994 (2012 en poche), Les Deux Sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Ed. Odile Jacob. L’ouvrage part du fait que la définition de l’inceste n’est pas si claire – non seulement elle varie à travers les cultures, si l’on suit le mot qui, dans telle ou telle culture, désigne ‘l’inceste’ et son champ d’application, mais elle varie aussi en Europe. L’autrice se lance donc dans une enquête minutieuse sur les mots, les coutumes, les pratiques historiques ou ethniques, et en vient dans une 3^e partie ‘Les Règles du jeu’ à une description passionnante qui nous concerne aussi bien de très près. (8) Parc floral près du Bois de Vincennes, le ‘rond-point’ dont parle le texte, avec fougères et prêles. (10) La photo du Micropterix calthella L. 1761 vient d’ici. Linné avait trouvé son exemplaire en Suède.

1. La difficulté de dater le début des Jeux, malgré la liste (ensuite perdue) des Olympioniques d’Hippias, est déjà soulignée par Plutarque au début de sa Vie de Numa. [↩]
2. On lit dans les Souvenirs (1829-1830) d’Amaury-Duval, ch. IX, p. 130 : « Ce fut une ruine romaine, que M. Dubois avait vue gravée dans l’ouvrage de Dodwel, qui lui permit de constater avec certitude que nous étions sur l’emplacement d’Olympie. Sans cette indication, il eût été difficile de retrouver, dans un endroit où pas un village, pas une habitation ne pouvaient servir de point de repère, la place d’une des villes les plus renommées de l’antiquité. Çà et là, quelques ruines, ou plutôt quelques débris de ruines, dans une large vallée bornée d’un côté d’un côté par une colline peu élevée, le mont Saturne, de l’autre par une chaîne de montagnes d’une silhouette assez froide. Au milieu, le fameux Alphée (…). Voir aussi le rapport de l’Expédition de Morée. [↩]
3. Le passage de Pausanias (5, 10), souvent cité quand il s’agit de ce temple, signalait déjà cette pierre locale epikhōriou pōrou. Le temple de Zeus n’est pas le seul du site à utiliser cette pierre. Elle provenait du lieu-dit Καμπέρι, sur la commune de Louvro, 14 km en amont sur l’Alphée, qui était alors navigable. Ma source est la page Wikipedia, en grec, ‘Louro Êleias’, mais le nom de Louvro m’a d’abord été donné par une page du site ‘Passerelles‘ de la BNF. [↩]
4. Voir aussi, p. 151, à propos de S. Maugham « On peut aussi [en brûlant ses manuscrits et archives] vouloir coupoir couper l’herbe sous le pied des biographes, sentiment bien compréhensible, tant est grande la stupidité de l’entreprise biographique, qui ne dit rien qui vaille ni de l’homme ni de l’auteur. » [↩]
5. Souvent dans une entreprise à plusieurs détentes, comme lorsque (p. 66), en commençant à évoquer la vie de Levet, il mentionne un livre de Frédéric Vitoux, L’Exprès de Bénarès, 2018, qui a trouvé ce titre dans celui d’un livre jamais publié de Levet. [↩]
6. Il vient d’évoquer Papilio hospiton. [↩]
7. Dans un autre contexte, on lit dans Un an dans la forêt, p. 23 : Dans le passé on n’entend rien que le rire doux et captieux de ce diable que ma gouvernante me promettait de voir apparaître si je me regardais dans les miroirs. Nous retrouvons cet épisode dans S’en aller, p. 227, mais cette fois nous apprenons que la gouvernante s’appelait Arlette. Voir dans Caramel ‘miroir miroir‘. [↩]
8. Voir en particulier les réflexions qu’elle fait sur le droit français moderne, p. 100 sqq. [↩]
9. Dans le même volume des Transactions de Société Linnéenne de Londres (1843) 19/2, p. 131 et pl. 11, voir ici. Hope a décrit deux papillons, T. imperialis et T. parryae, qui sont certainement la même espèce, assez variable. [↩]
10. Ils sont génétiquement très similaires entre eux [↩]
11. Mais un peu plus loin, p. 157 sqq., et il revient au personnage en parlant de Victor Jacquemont, p. 174-175. Il y revient encore p. 184, en évoquant cette fois la collusion entre le passé et le diable pour quoi je l’ai cité dans une note précédente. [↩]
12. Parmi les plus récentes façon de distribuer le genre Teinopalpus parmi ses proches, on trouve le groupement (nommé tribu) des Leptocircini, où l’on trouve aussi le genre Iphiclides, répandu de l’Europe à la Chine, auquel I. podalirius, le Flambé, notre auteur trouve non sans raison une splendeur coupante. Mais il associe le Flambé et le Machaon à la dernière page de son livre. [↩]

---

---