L’Etat, la foule et les minorités

Dans un article récent (2 août 2024), l’historien Patrick Cabanel montre comment, pour les minorités religieuses, l’État peut être protecteur :

Jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, les protestants ont été d’enthousiastes partisans de l’absolutisme. Plus tard, comme les juifs, ils sont devenus de fervents adeptes de Napoléon, puis de la République. (…) face à une population majoritaire parfois bouillante de haine, l’État peut être garant d’une certaine sécurité.

Dans une conférence, Delphine Horvilleur explique que :

dans la précarité de l’exil, les Juifs ont souvent dû leur salut au soutien des pouvoirs en place, à l’appui des princes ou des institutions officielles.

Ce n’est plus seulement le moi intime contre la Société : un tiers intervient, l’autorité dans l’État – et de ce fait, change aussi la position du « moi ».

Acte 1. Mes deux citations

Pour l’introduction de ce billet, j’ai beaucoup résumé ce que disent M. Cabanel et Mme Horvilleur. Je crois utile de citer le passage des articles dont j’ai parlé, ce qui ne me dispensera pas d’y revenir. D’abord celui de Patrick Cabanel.¹

Jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes [1685], les protestants ont été d’enthousiastes partisans de l’absolutisme. Plus tard, comme les juifs, ils sont devenus de fervents adeptes de Napoléon, puis de la République. Si les minorités soutiennent ainsi l’Etat, c’est qu’elles craignent la majorité, toujours susceptible de se retourner brutalement contre elles.

Les protestants se souviennent des massacres de la Saint-Barthélémy [1572] et les juifs ont la mémoire des pogroms. Les uns et les autres savent donc que, face à une population majoritaire parfois bouillante de haine, l’État peut être garant d’une certaine sécurité.²

Voici maintenant un extrait plus ample de la conférence de Delphine Horvilleur. Elle oppose deux stratégies pour sauver les gens menacés. Voici la première.³

Commençons donc par le plus célèbre d’entre eux, un livre nommé ‘le rouleau d’Esther’, où s’illustre une stratégie juive de défense et de survie. (…) La réponse surgit sous les traits d’une femme nommée Esther dont le stratagème est simple : toute première ‘juive de cour’ de l’Histoire, elle s’introduit dans le palais et gagne la confiance du souverain qui assurera en retour la protection de son peuple. (…)

Dans la précarité de l’exil, les Juifs ont souvent dû leur salut au soutien des pouvoirs en place, à l’appui des princes ou des institutions officielles. Ainsi seulement s’assurait leur protection face à la haine des foules malintentionnées. Dans la construction de ce qu’on a appelé une « alliance verticale », l’absolue vulnérabilité juive trouvait un allié dans la main des puissants.

Acte 2. L’Etat n’est-il pas le peuple ?

Dans un ouvrage publié en 1998, Pierre Rosanvallon pose une question différente, mais qui a un rapport très étroit. Son livre a pour titre Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France. Il part du constat que la démocratie représentative est paradoxale : si c’est le peuple qui a le pouvoir (c’est le sens étymologique du mot démo-cratie), comment se fait-il qu’il doive le confier à des représentants ?

Après 1791 comme le redit avec soin Patrick Cabanel dans son article, tous les groupes religieux ou non sont égaux dans la citoyenneté. Tous peuvent voter (sauf les enfants et les femmes – mais là aussi sans distinction communautaire). Le peuple se définit justement en ce qu’il surplombe désormais les distinctions révolues de caste, de statut, de religion. Le fait qu’elles soient révolues constitue une révolution véritable.

Mais le citoyen, de lui-même, ne décide rien. Il ne le fait qu’en déléguant par vote anonyme son pouvoir virtuel à des représentants, de niveaux divers selon le but des consultations où on le sollicite. Le concept même de ‘représentation démocratique’ dans le sous-titre du livre de Rosanvallon recèle comme une chausse-trape que l’auteur explicite. A la fin de son livre⁴, Rosanvallon cite en note une remarque de Claude Lefort :

la démocratie, c’est rêver de supposer que nous la possédons.

Il rejoint ainsi les critiques qui, contre ceux qui disent que « l’Égalité, ça ne marche jamais » ou que « les Droits de l’homme sont une rêverie », opposent le fait que cette rêverie a sa part d’efficacité, et que se fixer des buts louables n’est jamais ridicule. La sagesse est rare mais son existence, même rare, est précieuse pour tout le monde.

Pour nous, cependant, ce débat montre que persiste la discordance entre les citoyens et les strates de ses représentants, au niveau régional, national, et présidentiel. Les représentants ne rendent jamais compte du détail de leurs débats (mais il existe en ligne une chaîne parlementaire), et en réalité les débats demandent un investissement en temps et en concentration (et en coups de fil ou conversations de couloir) qui est inaccessible aux citoyens même instruits.

Nous parlons de la France. Il est certain que les communautés religieuses minoritaires (même si l’émergence massive d’un islam disparate et souffrant d’allégeances étrangères multiples modifie le paysage) ont été depuis deux siècles un souci de la République, précisément parce que, surtout depuis 1905, la République s’est construite contre la domination agressive de la religion alors majoritaire, le catholicisme.

Acte 3. L’Etat protège-t-il les minorités ?

J’ai cité plus haut le début de la conférence de Delphine Horvilleur. Après avoir décrit une autre stratégie dont elle trouve l’exemple dans Jérémie (29, 7) et que je citerai plus loin, à propos d’Esther elle poursuit ainsi (juin-juillet 2024) :

Depuis longtemps déjà, mais particulièrement ces dernières années, face à la poussée antisémite, l’État et ses représentants se tiennent aux cotés des Juifs. L’engagement des autorités, par leurs paroles fortes et leurs plans d’action, ne cesse de le rappeler. Pourtant, il suffit de lire les statistiques, année après année, et de constater l’augmentation exponentielle des agressions pour le comprendre : la protection de l’État n’est pas suffisante.

C’est comme si Esther bénéficiait bel et bien du soutien du souverain mais qu’elle ne parvenait pas pour autant à sauver son peuple de la menace.

Le paragraphe qui suit est important :

Par ailleurs, cette protection, rendue d’autant plus nécessaire que la précarité juive est grandissante, nourrit en retour la haine antijuive. L’État est soudain accusé de philosémitisme, et les Juifs perçus comme bénéficiant de privilèges dont d’autres seraient privés. Accusations qui nourrissent un peu plus encore la haine. Telles sont les limites de l’alliance verticale : elle crée parfois un cercle vicieux où, paradoxalement, plus les Juifs bénéficient de soutien, plus ils sont vulnérabilisés par la jalousie que ce soutien déclenche.

A propos des protestants dont parle Patrick Cabanel, je crois qu’il n’y a plus de conflits ouverts en France. Mais il ne faut pas oublier que dans une partie méridionale de l’Europe ce que dit le Pape est important, tandis que ce que disent les organes protestants n’a de portée que régionale. Or, ce n’est pas indifférent, puisque les positions diffèrent – exemplairement à l’égard du rôle et du magistère des femmes. L’absence de conflit meurtrier ne signe donc pas une égalité des voix.

On admettra volontiers que ce n’est pas le rôle de l’Etat que de soutenir telle ou telle option religieuse. Mais le rôle des femmes, est-ce une option religieuse ? Dans la fin de son article, Patrick Cabanel explique le statut ambigu du catholicisme dans la France contemporaine. Il dit que la présence historique et patrimoniale du catholicisme est partout en France, et qu’il serait absurde de le nier, ou même de le dissimuler.

Mais en montrer l’importance est le rôle des professeurs d’histoire, qui savent montrer les contextes variables ; non pas le rôle des religieux, qui ont pris parti. Samuel Paty en est mort.

Acte 4. La foule

Les protestants ont été longtemps, et à plusieurs reprises, menacés en France. Leur ferveur a marqué des régions entières, les Cévennes par exemple. La révocation de l’édit de Nantes par un Louis XIV qu’on dit vieillissant a engagé beaucoup d’entre eux, qui ne voulaient pas se dissoudre ou se taire, à l’exil, vers des pays qui les ont souvent accueillis avec respect. Le schéma est très semblable à celui qui auparavant avait menacé, puis exilé les juifs, vers des pays qu’ils ont contribué à développer.

C’est la seconde option que décrit Mme Horvilleur dans sa conférence. Après avoir décrit le modèle « vertical » qu’illustre l’histoire d’Esther, elle décrit le modèle « horizontal » pour lequel elle se réfère au livre biblique de Jérémie.

La scène se passe cette fois-ci à Babylone, dans l’exil des Juifs réfugiés de Judée. Jérémie les conseille sous la forme d’un célèbre verset [Jérémie 29, 7] et leur dit : “Travaillez à la prospérité de la ville où vous êtes relégués et implorez Dieu en sa faveur ; car sa prospérité est le gage de votre prospérité”.

Pour Jérémie, la sécurité de son peuple vient, non pas de la protection des puissants, mais de la stabilité du royaume où ils trouvent refuge et à laquelle ils contribuent. Plus ils y participent et œuvrent au progrès et à la justice sociale, plus leur condition est favorable. Et si les droits des minorités y sont respectés et leur bien-être garanti, alors les Juifs seront aussi à l’abri.

Elle ajoute :

Cette philosophie fut mise en pratique à travers l’Histoire dans bien des pays d’accueil où les Juifs trouvèrent refuge. Particulièrement en France ou aux États-Unis, leur contribution à la prospérité de la nation et leur engagement politique en faveur de l’équité et de la justice sociale furent majeurs. C’est ce qu’on pourrait appeler “l’alliance horizontale”, un engagement citoyen au service d’une nation dont le succès garantit en ricochet la sécurité des minorités qui y résident.

Cette stratégie fut longtemps efficace, et le reste à mon avis, mais elle connaît aujourd’hui une surprenante déstabilisation qui n’est pas sans lien avec la détresse de nombre de nos concitoyens.

Acte 5. La masse

Un des livres majeurs d’Élias Canetti⁵, Masse et puissance (Masse und Macht, 1960) concerne cette question : quelle est la secrète, la disponible alliance, entre la masse humaine en mouvement, et la puissance ?

Canetti nous permet de revenir au fil conducteur (qui n’était pas bien loin) de cette série de billets sur l’individu malheureux et la société. Car le point de départ du livre, c’est l’individu et sa peur du contact avec autrui. Selon Canetti⁶,

C’est dans la masse seulement que l’homme peut être libéré de cette phobie du contact. C’est la seule situation dans laquelle cette phobie s’inverse en son contraire. C’est la masse compacte qu’il faut pour cela, dans laquelle se pressent corps contre corps, mais compacte aussi dans sa disposition psychique, c’est-à-dire qu’on ne fait pas attention à qui vous “presse”.

On peut discuter cette ‘inversion’ que Canetti met au centre du phénomène de la masse humaine en mouvement, d’autant que les illustrations kaléidoscopiques qu’il en donne peuvent s’éloigner de cette première description. Il n’est pas sûr non plus que cette phobie du contact qui lui semble déterminante pour expliquer l’ivresse inverse d’être en foule⁷, soit également puissante selon les cultures. Mais son idée demeure frappante : l’homme qui craint les autres et l’homme fondu dans la masse, c’est le même homme – dans des environnements différents.

Il y a aussi d’autres choses dans le livre de Canetti, notamment les descriptions qu’il fait de la puissance : quand le potentat n’a pas seulement le pouvoir de frapper, mais le met en scène dans l’appareil de sa puissance : le trône qui l’isole, le secret qui l’entoure, l’attente qu’on lui doit. Le Puissant est redevenu tout seul, mais transfiguré par la masse qu’il contrôle. Là encore, c’est l’homme seul, vulnérable et invulnérable : le souverain magnifique devant lequel Esther vient plaider.

De sorte que dans la description pourtant polymorphe et vagabonde que Canetti donne des rapports entre l’individu, la masse, le pouvoir et la puissance, il n’y a guère de place pour la mesure et la sagesse !

Conclusion :

“Travaillez à la prospérité de la ville où vous êtes relégués et implorez Dieu en sa faveur ; car sa prospérité est le gage de votre prospérité”

C’est peut-être pourquoi, dans la lettre de Jérémie aux exilés à Babylone⁸, où il dit qu’œuvrer au bien commun est le ciment de la bonne intelligence, il n’est pas question de potentat, seulement de la Ville.

NOTICES des images. (1) Est un détail d’une encre de Gabriel de Saint-Aubin (1724-1780), Le festin d’Assuérus. La source de l’image est ici. (2) est un extrait de la page citée en note 1, du journal Le Monde où figure l’entretien avec Patrick Cabanel, qui a pour titre la citation extraite de l’entretien : ‘Le fantasme de l’homogénéité religieuse n’a jamais disparu’. (3) Est le détail central d’un tableau de Francisco Gutiérrez Cabello, Le Festin d’Esther, 1666, au Musée du Louvre. La notice du musée est ici. Ma photo est d’août 2024 ; le tableau est haut perché dans une salle étroite, et difficile à photographier correctement. (4) Pierre Rosanvallon, 1998, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Ed. Gallimard, coll. Folio Histoire. (5) Détail central d’un grand tableau de Jean-François de Troy, 1738, L’Evanouissement d’Esther, au Musée du Louvre (Aile Sully, salle des 7 cheminées. Collection de Louis XV, INV. 8216). Ce tableau fait partie d’une série Histoire d’Esther conservée au Louvre, mais 3 seulement sont accrochés dans cette salle ; ils étaient destinés à servir de cartons pour des tapisseries des Gobelins. (6) Elias Canetti, Masse et puissance. Le livre est présenté dans la note 6.

1. Patrick Cabanel, dans Le Monde, Vendredi 2 août 2024, p. 20. Notre extrait est en colonne 2/4. [↩]
2. J’ai corrigé d’une façon simple une coquille dans cette partie de l’article. [↩]
3. Conférence de Delphine Horvilleur dans le plus récent des ‘Ateliers Tenoua’, fin juin 2024 sous le titre ‘Tohu-bohu de la dissolution – Leçon biblique’. Voir le site https://www.tenoua.org/atelier-tenoua/ [↩]
4. P. 469, note 2. [↩]
5. 1905-1994, prix Nobel de littérature 1981. [↩]
6. Elias Canetti, 1966, Masse et puissance, traduit de l’allemand par Robert Rovini, Ed. Gallimard, coll. Tel. La citation est au tout début du livre, p. 12. [↩]
7. Il est difficile de ne pas penser à un essai/fiction d’Edgar Poe, ‘L’homme des foules’. [↩]
8. Le passage plus ample, dans la traduction du rabbinat, est : Bâtissez des maisons et habitez-les, plantez des jardins et mangez-en les fruits. ⁶ Épousez des femmes et mettez au monde fils et filles ; donnez des femmes à vos fils, des maris à vos filles, afin qu’elles aient des enfants. Multipliez-vous là-bas et ne diminuez pas en nombre. ⁷ Travaillez enfin à la prospérité de la ville où je vous ai relégués et implorez Dieu en sa faveur; car sa prospérité est le gage de votre prospérité. ⁸ Oui, ainsi parle l’Éternel-Cebaot, Dieu d’Israël: Ne vous laissez pas induire en erreur par vos prophètes que vous comptez dans votre sein, n’ayez nul égard à vos songes que vous provoquez ; ⁹ car c’est mensongèrement qu’ils vous débitent des prophéties en mon nom : je ne les ai chargés d’aucune mission, dit l’Éternel. [↩]

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